Si vous suivez l’actualité des Jardins de Noé, vous savez que ce programme repose sur un constat simple : les jardins, parcs et autres balcons urbains représentent un fort potentiel d’accueil de la biodiversité et ont clairement un rôle à jouer dans sa préservation et sa restauration.
Aujourd’hui, nous vous proposons une synthèse des arguments à la base de ce constat, repris et résumés dans l’excellent article de Mathilde Riboulot-Chetrit paru en 2015 dans la célèbre revue scientifique Journal of Urban Research et intitulé « Les jardins privés : de nouveaux espaces clés pour la gestion de la biodiversité dans les agglomérations ? ». Un argumentaire clair et détaillé pour ceux qui doutent encore de la place de la diversité des espèces en milieu urbain, et en faveur de ce que les chercheurs appellent « l’écologie de la réconciliation ».
Écologie de la réconciliation
L’écologie de la réconciliation se base sur le constat de la diminution inéluctable de la superficie d’espaces naturels, du fait de la croissance de la population humaine, et par conséquent de l’impossibilité de préserver une richesse et une diversité d’espèces identique sur une surface moindre.
Découle de ce constat l’idée que les espaces anthropisés, c’est-à-dire ayant subi un processus de transformation dû aux activités humaines, peuvent, comme les espaces naturels, servir à accueillir et favoriser la biodiversité, en aboutissant à une situation où l’Homme préserve la biodiversité tout en bénéficiant des services qu’elle procure.
Ces services – généralement désignés sous le terme de « services écosystémiques » – sont aussi multiples que cruciaux pour les hommes particulièrement en milieu urbain : pollinisation, pédogénèse (création des sols), thermorégulation du microclimat urbain et limitation du phénomène d’« îlots de chaleur urbains » grâce à l’ombre et l’humidité procurées par l’évapotranspiration des plantes, atténuation de la pollution atmosphérique (baisse des concentrations en ozone, absorption des particules et poussières) et de l’émission des gaz à effet de serre (fixation du C02 atmosphérique), limitation de la pollution sonore par absorption et dispersion des ondes acoustiques, drainage des eaux de pluies, fixation des horizons pédologiques de surface et donc limitation de l’érosion, des crues, des mouvements de terrain et du lessivage du sol…
Cette théorie de l’écologie de la réconciliation semble séduisante : une situation gagnant – gagnant pour l’Homme et la biodiversité. Pour passer de la théorie à la pratique, il faut cependant valider le potentiel d’accueil de la biodiversité des milieux anthropisés. Les programmes de l’association Noé s’attachent à prouver qu’une cohabitation harmonieuse et bénéfique est possible (Maisons de Noé en lien avec le bâti, Villes de Noé à l’échelle de l’agglomération, Prairies de Noé pour ce qui touche à l’accueil de la biodiversité sur et autour des espaces agricoles…), et c’est aujourd’hui le rôle des jardins et espaces verts urbains – au cœur du programme Jardins de Noé – que nous allons analyser.
De la vie en ville : l’accueil de la biodiversité dans les agglomérations
Qui peut se douter que Manhattan abrite la plus grande concentration de faucons pèlerins du monde ? Ou bien que la province du Québec-Windsor concentre à la fois plus de 50% de la population totale du Canada et 50% des espèces en voie de disparition du pays ?
Ces surprenantes statistiques issues de publications scientifiques prouvent que les milieux urbains et anthropisés sont en capacité d’accueillir une part non négligeable de la diversité des espèces présentes en milieu naturel. Certains facteurs peuvent expliquer cet état de fait, comme la présence de nourriture issue de la consommation courante, celle de multiples abris et recoins propices à certaines espèces dans les bâtiments et infrastructures, de sources de chaleur et de lumière artificielles, ou encore la présence en agglomération de lieux très peu fréquentés car désaffectés, comme les friches commerciales, industrielles, et les réseaux ferroviaires (qui présentent en plus l’avantage de permettre aux espèces de circuler).
Les espaces verts privés et publics en agglomération représentent également un grand facteur d’attraction pour la biodiversité urbaine. Avec en France un peu plus de 2% de la surface totale du territoire, ils représentent selon l’étude de Bismuth et Merceron (2008) plus de 4 fois la superficie totale des réserves naturelles réunies. Rien qu’en Ile-de-France, la totalité des espaces verts privés (jardins individuels) et publics (cimetières, ilots de voirie, infrastructures, parcs, terrains de plein air, talus, terrains de sport et voies de circulation) représente tout de même 62.500 unités et 364 hectares. En considérant Paris intramuros, ville rarement reconnue pour son caractère verdoyant, et même en excluant les bois de Vincennes et de Boulogne (10 km2), les chercheurs recensent 7 km2 d’espaces verts publics et 5 km2 d’espaces verts privés pour une surface totale de 105 km2, soit plus de 11% de la surface totale.
Ces jardins et espaces verts accueillent une flore vitale pour la survie de la faune urbaine (abris, nourriture…), et abritent une richesse et une diversité d’espèces surprenantes. Certains programmes de recherche comme le BUGs au Royaume-Uni (Biodiversity in Urban Gardens Sheffield) ou le programme néozélandais URBANZ (URban Biotopes of Aoteraoa New Zealand) s’attachent à recenser les espèces qui apparaissent et survivent en ville, et établissent des liens entre mode de gestion de ces espaces verts et diversité spécifique présente.
Espèces généralistes et biodiversité ordinaire
Il ne faut cependant pas se leurrer : la biodiversité urbaine est soumise à une forte pression anthropique et ne présentera jamais la richesse en espèces que le promeneur pourrait trouver sur des sites naturels ou moins anthropisés.
Les contraintes sont nombreuses pour la biodiversité : éclairage artificiel continu, sols compactés, pollution de l’eau, de l’air et des sources de nourriture du fait des pesticides et des gaz d’échappement, artificialisation des sols et fragmentation des milieux. L’action de l’urbanisation agit ainsi comme un véritable filtre qui favorise les espèces généralistes, c’est-à-dire capables de s’adapter plus facilement à des conditions changeantes et extrêmes (température, humidité, disponibilité de nourriture, d’eau, d’abris pour la survie et la reproduction pour ne citer que les plus évidents) au détriment des espèces spécialistes, plus sensibles aux variations des facteurs qui définissent leur environnement (par exemple, un papillon « spécialisé » se nourrira du nectar de la fleur d’une seule espèce de plante, et sera donc plus sensible à un changement de son environnement qui la ferait disparaitre ; un papillon « généraliste » saura trouver une fleur de substitution pour continuer à se nourrir).
Il est clair que de nombreuses espèces, notamment les espèces les plus fragiles et déjà menacées, ne pourraient survivre et croître dans un espace urbain, même parfaitement aménagé et géré écologiquement. Mais on peut distinguer ces espèces qui méritent un intérêt fort et des efforts de conservation dans leurs habitats d’origines, et la biodiversité que l’on peut considérer comme « ordinaire ».
La biodiversité ordinaire peut se définir rapidement comme l’ensemble des espèces qui ne sont pas menacées d’extinction, mais dont les effectifs et les populations diminuent drastiquement, menaçant à terme leur survie, mais aussi leur capacité à rendre les services écosystémiques cruciaux pour l’humanité : pollinisation (insectes comme les papillons et les abeilles) qui permet à l’agriculture de produire des denrées et à l’humanité de se nourrir, pédogénèse (dégradation de la matière organique et création des sols par les lombrics ou les coléoptères) et tant d’autres mentionnés au premier paragraphe de cet article.
Biodiversité généraliste, urbaine, ordinaire : les moyens d’exploiter le potentiel important des espaces verts urbains en matière d’accueil d’espèces végétales et animales sont nombreux mais doivent répondre à des enjeux-clés.
Enjeux
Acteurs associatifs, urbanistes, écologues. Tous pointent plus ou moins les mêmes enjeux au sujet des espaces verts urbains :
- La nécessité d’une gestion durable et collective des espaces verts en ville. Les initiatives comme « Jardins de Noé », les évolutions législatives comme la « Loi Labbé » (interdisant l’utilisation des pesticides dans les espaces verts publics depuis début 2017 et privés à horizon 2019), les efforts des collectivités en matière de gestion différenciée, mais aussi tous les efforts de sensibilisation et d’information en direction du grand public afin de les reconnecter avec la biodiversité : ces actions participent d’une même logique d’exploiter au maximum le potentiel de réservoirs de biodiversité des espaces verts, mais aussi d’interface entre citadins et « nature ordinaire ».
- La nécessité de connecter ces réservoirs à des continuums écologiques. La notion de continuité écologique est primordiale pour la biodiversité dans le sens où elle conditionne le brassage interspécifique (contacts entre espèces différentes) et intra-spécifique (contact entre populations différentes d’une même espèce), et donc tous les mécanismes à l’œuvre dans la sélection naturelle qui permet aux espèces de s’adapter aux changements de leurs milieux. Pour lutter contre la fragmentation des milieux, le mitage ou la périurbanisation, et préserver les espaces ruraux et la biodiversité, il est primordial de rendre les espaces verts urbains perméables à la circulation des espèces, de les connecter entre eux et avec des continuums écologiques plus vastes et accédant aux espaces naturels. Dans ce sens, la prise en compte récente et progressive de ces logiques dans les documents d’urbanisme (Schémas de Cohérence Territoriale, Schémas Régionaux de Cohérence Ecologique, Plans Locaux d’Urbanisme, Trames Vertes et Bleues) engagent une dynamique lente mais enthousiasmante.